- 94 forta de quelques paroles, l'un après l'autre, et leur donna l'absolution suprême... Il avait reconnu, parmi eux, un vieillard et un gamin d'une quinzaine d'années qui n'habitaient pas des demeures "incriminées", mais près des maisons situées plus haut, sur la route, en face du bois. Il en fit la remarque à l'officier qui ne se décida qu'après maintes démarches auprès du général, à les libérer. Soudain, un poignet de brute meurtrit le bras du prêtre; on l'emmène devant l'officier supérieur : — Un homme, scanda celui-ci, avoue connaître ceux qui ont tiré ! Exigez serment ! — Ma conscience se refuse à exiger le serment de celui qui est sous l'empire de la peur. On lui indique l'homme; ij le sait de peu de loyauté; les deux voisins dénoncés sont, au contraire, des gens dont il connaît l'honnêteté et le caractère paisible. — Vous n'avez pas le droit d'affirmer cela, dit-il à l'homme. Celui-ci baisse la tête. Et l'incendie qui fait rage là-haut éclaire en coups de lumière fugitifs et effrayants, ici des visages anxieux et blêmes, là des trognes échauffées. Une petite pluie froide tombe, en fin réseau obstiné... Mais voici que des ombres, agrandies et hallucinantes sous le jeu des flammes, gravissent le talus. Les hommes montent au supplice, pressés de près par les soldats qui, semble-t-il, sentent peser sur eux tout le poids de l'horrible minute, et ne hurlent plus... A dix pas des maisons en feu, l'on voit quelques groupes se former. Des ombres passent... un crépitement, sinistre et prolongé, déchire l'air... des corps tombent... D'autres se précipitent encore, et, dans un nouveau crépitement, achèvent l'œuvre de mort... ... Au pied du talus, des veuves et des orphelins sauglo-tent. Le gamin, libéré à la dernière minute, se blottit contre le prêtre qui l'a sauvé ; et celui-ci, craignant un fatal revirement, le pousse vers le groupe des femmes. Et l'enfant s'obstine à revenir auprès du prêtre... — Stil ! commanda soudain une voix, derrière eux. C'était un soldat qui, durant toute la longue tragédie, était resté taciturne et passif, l'arme au pied, et qui, maintenant, regardait d'un air sombre les pignons dénudés que léchaient les hautes flammes.., □ D □ La Fusillade de la rue du Pont C'est l'après-midi d'un dimanche triste et pluvieux d'hiver,(') au temps lourd de l'occupation. Le village est quiet, comme assoupi. Par la route boueuse, je me rends chez le vieux U à Rabosée. Dans la cuisine basse et peu éclairée, je le trouve assis près du fourneau, dans son fauteuil, fumant sa courte pipe de bois. Sur ma promesse d'être discret et prudent (il craint les représailles...), le bon petit vteux me narre la "journée terrible,,, (i) 1915. celle où il faillit mourir, victime de la brutalité allemande. Sa voix est calme et lente. Il semble, dans la pénombre de la pauvre chambre, psalmodier une grave et longue complainte... — "Le 18, vers trois heures et demie, je dinais, à cette même place. Des soldats firent irruption chez moi ; ils m'ordonnèrent de les suivre. Sur la route, Léon et Jean, fils de H..., Amedée C , son frère V Ernest N et Jean T emmenés eux aussi, vinrent nous rejoindre : on avaiî tiré sur les troupes, affirmaient les soldats, on devait nous fusiller. Pendant trois ou quatre heures, on nous promena un peu partout : dans le village, à Chefneux, à Wandre jusq'au pont, puis au centre de la commune — où, bras levés, on nous aligna au pied d'un mur; puis, vers huit heures, on nous traîna de nouveau au pont, où le commandant d'un poste nous remit un sauf-conduit collectif, nous permettant de regagner nos demeures. J'étais heureux d'être libre : j'avais été l'objet, de la part d'un gros soldat barbu, de bourrades multiples et de douloureux coups de cravache. Mon malheureux petit compagnon, Léon H , âgé de treize ans, n'avait pas cessé de pleurer. Au retour, la route était de nouveau encombrée de troupes qui passaient, avec tout leur charroi. Peu au de là l'église, nous hésitons sur le chemin à suivre : gravir le Tesny, pour éviter des rencontres, ou poursuivre par la route, pour arriver ainsi plus tôt ? Que n'avons-nous écouté notre première inspiration ! Nous continuons à monter la route, quand, à quelques mètres de la Paire-en-Bois, une patrouille nous croise et nous arrête. Nous exhibons notre passe-port. Il n'a aucune valeur, nous dit-on. Et l'on nous pousse brutalement vers le bas de la commune. Nous n'étions pas trop inquiets — à part le jeune H..., parce que, deux heures auparavant, la même aventure nous était arrivée. Nous traversons le passage à niveau... „ Le débit du petit vieux s'anime ; sa phrase se scande,... Et je vois dans ses yeux des lueurs plus vives. " ... Soudain, dans l'obscurité, on fait halte, et on nous aligne tous les six devant la barrière de chez Th..., rue du Pont, au terminus du tram. Un instant s'écoule.... Déchirant la nuit, une salve part... l'un de nous tombe.... Deux secondes après, nouveaux coups de feu... et, ô mon Dieu! vision d'horreur! une nouvelle victime.... Mon petit voisin sanglote frénétiquement : " Maman !... maman !... Je n'ai rien fait !... „ Un balle abat le troisième d'entre nous.... Pour la première fois depuis notre départ, je tremble et m'alarme : mon tour est proche.... Cette fois, ce n'est plus la sinistre comédie : il va falloir mourir.... Cette pensée me torture! Ah! les minutes angoissantes, terribles, horribles ! Et Léon ne cesse de supplier et de pleurer. Il tombe, frappé comme les autres d'une balle qui vient de là, en face de nous, sur le trottoir noir, avec un petit éclair furtif. L'âme effondrée, en cette minute suprême où je sais que la mort va se saisir de moi, je détache brutalement ma chemise..." Et le vieillard s'est dressé tout à coup, dans l'obscurité de la salle basse ; la gorge serrée, la voix maintenant plus haute, et saccadée, et exaltée, il revit vraiment la minute émouvante, dans les mêmes gestes véhéments... " ,.. et, dans un sursant fou d'espoir, j'arrache mon scapu-laire ; le pressant dans mes mains élevées et jointes, les yeux ardemment levés vers ciel, je m'écrie : "Notre-Dame

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